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Une neige épaisse tombe sans arrêt sur le lac de la Table, quand les plongeurs de la N.U.M.A., insensibles au froid dans leur combinaison thermique, finissent de détacher les ailes et l’empennage du Vixen 03. Ils passent ensuite sous le fuselage mutilé deux énormes berceaux de renflouage.
L’amiral Bass et le colonel Abe Steiger arrivent, suivis d’un camion de l’Armée de l’air, qui transporte un groupe grelottant d’hommes du service d’identification et de renflouage… ainsi que cinq cercueils.
A 10 heures, tout le monde est en place et Pitt fait signe aux hommes qui manœuvrent la grue. Lentement, les câbles qui plongent sous la surface du lac ridée par le vent se bandent et frémissent lorsque les électriciens de la génératrice augmentent la tension. Sous l’effort, les docks flottants prennent de la gîte et font grincer leurs boulons d’assemblage. Puis, soudain, comme si un poids venait d’échapper à leurs serres invisibles, les câbles s’élèvent.
— L’épave s’est arrachée à la vase, annonce Pitt. Giordino, qui est à côté de lui, casqué de ses écouteurs, le confirme.
— Les plongeurs disent que l’épave remonte.
— Dis à l’homme qui manœuvre l’élingue du nez de l’appareil de la garder en bas, il ne faut pas que les canisters basculent par l’ouverture de la queue.
Giordino transmet l’ordre de Pitt par le micro fixé à son casque.
L’air glacial de la montagne est lourd de tension ; les hommes restent immobiles, figés dans l’attente, le regard fixe sur la surface du lac, entre les pontons. Le seul bruit est celui de l’échappement des moteurs de la grue. Ces hommes sont cuirassés par l’habitude et pourtant, en dépit du nombre des épaves qu’ils ont déjà arrachées à la mer, ils ressentent, aujourd’hui comme toujours pendant un renflouage, la même appréhension qui leur fait la gorge sèche.
L’amiral Bass repense à cette nuit de tempête de neige, vieille maintenant de tant d’années. Il ne peut arriver à associer dans sa mémoire l’image du major Raymond Vylander aux restes décharnés qui, il le sait bien, se trouvent dans le poste de pilotage de l’épave. Il s’approche du bord de l’eau jusqu’à ce que les vaguelettes lui lèchent les chaussures et il commence à éprouver une sensation de brûlure au milieu de la poitrine et à l’épaule gauche.
Au-dessous des câbles, l’eau vire du bleu à un brun boueux, et le toit cintré du Vixen 03 revoit la lumière du jour pour la première fois depuis trente-quatre ans. La surface jadis brillante de la paroi d’aluminium est devenue d’un blanc grisâtre et elle est zébrée de traces de vase et de chevelures d’algues. Lorsque les grues la tirent enfin du lac, l’eau boueuse s’échappe en cascade de la blessure béante à l’arrière du fuselage.
L’insigne bleu et jaune peint sur le toit du fuselage est resté curieusement net, et on lit encore très bien l’inscription « Military Air Transport Service ». Le Vixen 03 n’évoque plus guère l’image d’un avion. On le comparerait plus facilement à un énorme cadavre de baleine auquel on aurait coupé la queue et les nageoires. Et l’on prendrait facilement pour des entrailles les câbles, les fils électriques et les lignes hydrauliques qui pendent des blessures.
Abe Steiger est le premier à rompre le silence pesant.
— Je vous parie que voilà la cause de l’accident, dit-il en montrant du doigt l’éventration de la soute immédiatement derrière le cockpit. Il a dû perdre une pale d’hélice.
Bass fixe la sinistre trace sans mot dire. La douleur de sa poitrine se fait plus violente. Au prix d’un gros effort de volonté, il la chasse de son esprit mais, inconsciemment, il se masse la partie intérieure du bras gauche. Il essaie de voir dans la cabine, mais la vase accumulée par les années recouvre les hublots. Les grues ont déjà soulevé le fuselage à trois mètres de la surface lorsqu’une idée lui vient. Il se tourne vers Pitt et l’interroge du regard.
— Je ne vois pas qu’on ait prévu une sorte de péniche. Comment comptez-vous transporter l’épave sur la rive ?
— C’est le moment d’appeler un palan aérien, Amiral, répond Pitt en souriant, et, se tournant vers Giordino : Okay, appelle Dumbo, lui dit-il.
En moins de deux minutes, comme un énorme ptérodactyle dérangé de son nid antédiluvien, un hélicoptère créé pour la circonstance s’élève au-dessus des arbres, ses deux gros rotors faisant un bruit inhabituel dans l’air raréfié de la montagne.
Le pilote amène l’hélicoptère géant au-dessus des grues à l’ancre. Deux crochets descendent de son ventre béant ; les équipages des docks flottants les fixent rapidement aux berceaux de renflouage. Le pilote soulève alors la charge, les attaches des câbles de la grue mollissent et se libèrent. Le Dumbo fouette l’air, ses turbomoteurs luttant contre le lourd chargement. Très délicatement, comme s’il maniait une cargaison de fragile cristal, le pilote amène le Vixen 03 vers la rive.
Pitt et les autres tournent le dos au nuage d’écume soulevé du lac par les pales des rotors. Giordino, dédaignant la mini-tornade, se place bien en vue du pilote et accompagne de signaux les instructions qu’il lui donne pour déposer son fardeau.
Il n’a pas fallu plus de cinq minutes au Dumbo pour ramener l’épave sur la terre ferme et disparaître derrière les arbres. Ils restent là tous, le regard fixe, personne n’osant encore approcher les restes de l’avion. Steiger lance à voix basse un commandement à l’équipe : ses hommes vont au camion, commencent à décharger les cercueils qu’ils alignent soigneusement. L’un d’eux sort une échelle et la pose contre l’arrière de l’appareil. Pitt garde le silence et indique de la main que l’amiral Bass doit être le premier à pénétrer à bord de l’épave.
Une fois à l’intérieur, Bass fait le tour des canisters et avance vers la porte du poste de pilotage. Il demeure de longues secondes immobile, il est mortellement pâle et on le dirait pris de malaise.
— Vous n’êtes pas bien, Amiral ? demande Pitt en venant près de lui.
La voix qui lui répond semble perdue et lointaine.
— Je n’arrive pas à me décider à aller les voir.
— Cela ne servirait à rien, dit Pitt gentiment. Bass s’adosse à la paroi de l’appareil ; dans sa poitrine, la douleur est de plus en plus violente.
— Laissez-moi une minute pour me remettre avant d’examiner les projectiles.
Steiger vient à Pitt en contournant prudemment les canisters comme s’il craignait de les effleurer.
— Dès que vous le voudrez, je ferai monter mes hommes à bord pour recueillir les restes de l’équipage.
— Commençons donc d’abord par notre invité inattendu, dit Pitt en indiquant du menton les canisters en désordre. Vous le trouverez attaché au plancher à trois mètres à droite.
Steiger examine l’endroit puis hausse les épaules, l’air étonné.
— Je ne vois rien.
— Vous lui marchez pratiquement dessus, dit Pitt.
— Qu’est-ce que vous racontez, bon Dieu ? Je vous répète qu’il n’y a rien là.
— Il faut que vous soyez aveugle, fait Pitt qui écarte Steiger pour regarder à son tour.
Les liens sont bien restés noués aux anneaux d’amarrage de la soute, mais le corps en vieil uniforme kaki a disparu. Confondu, Pitt fixe le plancher ; son esprit se refuse à accepter la réalité de la disparition du cadavre. Il s’agenouille et ramasse les liens pourrissants. Ils ont été coupés.
Le regard de Steiger trahit un certain doute.
— L’eau était à la température de congélation quand vous avez plongé. Peut-être avez-vous cru voir quelque chose… (Il ne poursuit pas, mais le sous-entendu est clair.)
Pitt se relève.
— Il était bel et bien ici, dit-il d’un ton péremptoire.
— Aurait-il pu être emporté par un remous pendant l’opération de renflouage ? hasarde timidement Steiger.
— Impossible. Les plongeurs ont accompagné l’épave jusqu’à la surface ; ils nous auraient signalé la moindre chose qui se serait échappée.
Steiger va dire quelque chose, mais son regard interrogateur se détourne : un hoquet rauque et étranglé provient de l’avant de l’appareil.
— Au nom du Ciel, qu’est-ce que c’est que ça ?
Pitt ne prend pas le temps de lui répondre. Il sait, lui.
Il trouve l’amiral Bass étendu sur le plancher humide. Luttant pour trouver sa respiration, le corps couvert d’une sueur froide. L’insupportable violence de la douleur lui torture le visage.
— C’est le cœur ! crie Pitt à Steiger. Allez dire à Giordino de rappeler l’hélicoptère.
Puis il se met à arracher le col de l’amiral et a lui découvrir la poitrine. Bass l’attrape par le poignet.
— Les… les ogives, jette-t-il d’une voix sifflante.
— Du calme. Dans un instant, vous serez en route pour l’hôpital.
— Les ogives…, répète le malade.
— Elles sont toutes en sûreté dans les canisters, le rassure Pitt.
— Mais non… non… vous ne comprenez pas. (Sa voix n’est plus qu’un chuintement maintenant.) Les canisters… je les ai comptés… vingt-huit.
Les paroles de Bass sont à peine perceptibles et Pitt doit approcher l’oreille des lèvres tremblantes. Giordino apporte en courant des couvertures.
— Steiger m’a alerté, dit-il anxieux. Comment est-il ?
— Il lutte contre le mal, dit Pitt en libérant doucement son poignet de la main qui l’étreint. Je vérifierai cela, Amiral, je vous le promets.
Bass cligne de l’œil et fait signe qu’il a entendu.
Pitt et Giordino l’ont déjà couvert et ils ont improvisé un oreiller, lorsque Steiger revient suivi de deux hommes portant une civière. Alors, Pitt se relève enfin et s’écarte. L’hélicoptère est déjà là ; il se pose au moment où l’on ramène de l’épave Bass encore conscient.
— Qu’est-ce qu’il voulait vous dire ? demande Steiger en prenant Pitt par le bras.
— Il me parlait de son inventaire des canisters. Il en a compté vingt-huit.
— Je prie le Ciel qu’il s’en sorte, dit Steiger. Il a déjà au moins la satisfaction de savoir qu’on a retrouvé les monstres. Il ne reste plus qu’à les jeter au fond de l’océan. Fin du roman noir.
— Non, j’ai bien peur que ce ne soit que le début.
— Vous parlez par énigmes.
— Selon l’amiral Bass, le Vixen 03 n’a pas quitté le terrain de Buckley en emportant vingt-huit canisters chargés de « Mort Subite ».
Steiger décèle une certaine terreur dans la voix de Pitt.
— Mais son inventaire… le compte est bien de vingt-huit.
— Il devrait s’élever au chiffre de trente-six, dit Pitt d’un ton sinistre. Il manque huit canisters.